Petite histoire de l’espace public vue du futur


Ce texte est adapté d’une présentation donnée le 6 novembre 2018 à l’Université de Caen dans le cadre du séminaire « Villes et sciences sociales » auquel j’ai l’honneur de participer.


Dalian, 2024.

Réunis en session extraordinaire, les chefs de gouvernement du G11 proclament unanimement la fin de l’espace public à travers le monde.

La Convention de Dalian, validée par l’ONU, le FMI et l’OMC et ratifiée progressivement par les 231 pays du globe, stipule, dans son article 2 :

Toute utilisation non rationnelle ou non utilitaire de l’espace public telle que définie à l’article 4 doit faire l’objet d’une indemnisation de la part de l’usager envers l’autorité régulatrice des espaces publics, dans des montants et des modalités de versement fixés à la discrétion des pays signataires

Ainsi, mendier, flâner, faire son jogging, jouer au foot, manifester, s’arrêter pour saluer un ami deviennent des activités « marchandes et marchandisées ». La ville  marchable n’est plus.

Bien sûr, quelques exceptions sont accordées : il en va de toute activité débouchant sur une transaction financière ou un échange de biens valorisés : vide-greniers et marchés, trafic de stupéfiants, prostitution… Les trottoirs sont partout réduits à la portion congrue, et la chaussée réservée aux déplacements à visée utilitaire. Les péages urbains se multiplient.

Dans le monde entier, des mouvements de protestation apparaissent, certains non-violents, d’autres recourant à la terreur. Partout, cependant, un mot d’ordre unique : Marcher, oui. Marché, non.


Ces dernieres semaines, j’ai passé quelques jours dans le futur, et ce que j’y ai trouvé n’est pas reluisant. J’ai voulu alors comprendre comment nous arriverons là et ce que nous pouvons faire pour l’empêcher.


Les débats sur la définition de l’espace public (et sur la nécessité ou non de le distinguer des espaces publics) seraient trop longs à résumer et plus encore à départager. De Michel Saillard, ingénieur des Ponts et Chaussées, qui, en 1962, qualifiait « tout ce qui n’est pas construit ou clôturé à des fins purement privées » d’espace public, au géographe Pierre Merlin qui en faisait ressortir deux caractéristiques principales, la propriété publique et l’affectation d’usage universel, nous ne retiendrons que l’opposition forte et évidente avec l’intérieur, l’accès limité et la propriété privée.

Ce qui nous intéresse bien plus, c’est l’idée, dans la droite ligne du géographe Michel Lussault, que l’espace public, qu’il appelle « commun », « permet la coprésence des acteurs sociaux sortis de leur cadre domestique », bref qu’il permet, comme le montre aussi Annie Ernaux dans ses écrits, la confrontation entre l’intime et l’extime, et qu’il facilite l’apprentissage de l’altérité. Bref, il est ce qui fait avant toute chose l’urbanité.

En cela, on retrouve l’espace de contact médiéval que décrivait Francoise Choay dans « Espacements« , bien plus que les espaces de spectacle qui y ont succédé ou les espaces de circulation de l’ère moderne, promus à grand renfort de Charte par les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne et Le Corbusier dans leur rêve de ville fonctionnelle dans les années 30.

Oui, l’espace public est un espace auquel on accède librement, où l’on circule librement, que l’use et occupe librement, qui nous confronte à l’autre comme à nous même, un espace poétique, comme le montrent les surréalistes, un espace politique, malheureusement encore genré.

L’espace public n’attribue aucune place ; s’il est appropriable ou approprié, neserait-ce que partiellement, il est déjà dénaturé

Isaac Joseph, Le passant considérable (1984)

Où en est-on de l’espace public aujourd’hui ? Quelles tendances lourdes et quels signaux faibles peut-on mettre en avant qui nous conduiront à la convention de Dalian en 2024 ?


Un espace public de plus en plus réduit

A Paris, la moitié de l’espace public est réservé à la voiture, roulante ou en stationnement, et à ses collègues motorisés, soit 1400 hectares. On dit par ailleurs qu’il faut 8 places de parking pour chaque voiture en circulation (une pour le domicile, une pour le travail, une pour l’école des enfants, etc…). Il y aurait, en première approximation, 6 milliards de places de stationnement sur Terre. 

Ce qui fait dire à Michael Coville-Andersen, designer danois, cycliste, et fondateur de Copenhagenize et de Cycle Chic que la société de l’automobile se caractérise en premier lieu par l’arrogance de l’espace qui lui est attribuée, eu égard au nombre de personnes transportées.

Encore faut-il rajouter désormais les trottinettes, les gyropodes, les hoverboards et tous ces nouveaux engins de déplacement personnel qui ne trouvent leur place ni sur la chaussée, ni sur les trottoirs. Le cas des trottinettes est particulièrement symptomatique. 

Tous comme pour les vélos en libre-service, une offre en free-floating s’est développée à vitesse grand V dans les métropoles mondiales. Pas de bornes de stationnement, simplement des trottinettes (ou des vélos, donc), laissés au milieu des espaces publics, à disposition de qui voudra s’acquitter du droit d’usage. De moins en moins de place, donc, pour marcher, stationner son vélo, ou s’asseoir en terrasse, la faute à la présence anarchique de ces engins infernaux.  

Sur la place abandonné, trottinette cherche usager

Il y a bien longtemps, cependant, que la flânerie et la déambulation dans les rues est mise en danger par la présence inopportune et démultipliée du mobilier urbain. Du simple banc ou de la sanisette jusqu’aux innombrables potelets (335.000 à Paris, soit 4 fois plus que le nombre de pigeons de la capitale et 3 fois plus que le nombre d’arbres plantés), le mobilier urbain, quand il n’est pas support de pub, dessiné par le privé et destiné au public, se révèle un véritable casse-tête, notamment pour les PMR. 

Ils sont des repères, certes, mais sont-ils, ces kiosques, ces sanisettes, ces fontaines Wallace et colonnes Morris, des centralités, des lieux d’urbanité ? 

A t-on besoin de bancs, pour se reposer, discuter, déjeuner sur le pouce ? Oui. A t-on besoin de 22 bancs sur une surface de trente mètres carrés, quitte à compliquer les cheminements des piétons et des cyclistes, comme j’ai pu le compter à un terminus de tramway ? Voire.

S’il en est pour lesquels la question ne se pose pas, il s’agit des emplacements publicitaires, quelque soit leur taille. Ils gênent la marche, ils polluent la vue et l’esprit, ils accaparent l’espace et le temps, ils distribuent une vision du monde où la consommation est le seul enjeu du déplacement dans l’espace public. 

Comble, ils imprègnent aujourd’hui jusqu’au sol, pour dicter et diriger nos pas, et envahir un peu plus nos esprits.

Un espace public de plus en plus privatisé

Bien avant cela, il avait déjà fallu s’accorder sur les seuils. Où commence et où s’arrête l’espace public ? Dès la porte de l’immeuble franchie ? Dès la porte du logement refermé ? La frontière est ténue, de plus en plus ténue.

A dire vrai, la notion de frontage est passée par là. Composante majeure, selon Nicolas Soulier, du système de déplacement autant que du tissu social, le frontage, cet espace reliant la façade d’un bâtiment à la chaussée, peut aussi bien être public (c’est le cas du trottoir dans la majorité des cas) que privé. Ainsi est-ce à vous, locataires ou propriétaires que vous êtes, de nettoyer la neige ou les feuilles mortes devant votre porte. Cette partie du trottoir n’est pas du ressort des pouvoirs publics. Il vous incombe même de respecter la ligne de frontage, sous peine de voir votre demeure « frappée d’alignement ». 


Le cas Google


En octobre 2017, la ville de toronto annonce avoir choisi SIDEWALKS LABs, filiale de google, pour RÉHABILITER, revitaliser et RECRÉER un de ses quartiers au bord du lac ontario. 
SIDEWALKS LABS promet d’en faire un lieu D’EXPÉRIMENTATION urbaine, une smart-city ÉCOLOGIQUE, respectueuse des DONNÉES de ces habitants. la zone de 12 hectares se transformera BIENTÔT en 800 hectares pour devenir la première plateforme urbaine possédée et gérée par une entreprise.
tout, absolument tout, y sera mesuré, évalué, optimisé, de la gestion de l’eau à l’usage des bancs publics. si l’idée de départ est claire (mettre la donnée au service de la qualité de vie), on ne peut S’EMPÊCHER de penser a tous ces usages des espaces publics qui ne serviront qu’une cause: celle de google.

Cette histoire convoque dans l’esprit les images, trop familières pour qui s’ingurgite un certain type de séries américaines ou se remémore les images de Truman Show, de ces Gated Communities, négation même d’espaces publics. Thierry Paquot parle de ces enclaves résidentielles comme des « ghettos de riches » qui représente le « refus de toute mixité, de tout frottement avec d’autres« .

Pis, ces quartiers entiers, cernés de portails, de huttes gardées par des vigiles contrôlant les accès, aux rues désertes, sans enfants courant dans les rues, aux jardins bien tondus, signe extérieur sont là pour assurer la sécurité de ses résidents, et dessiner les frontières de l‘espace défendable théorisé par l’architecte Oscar Newman dans les années 70.

Jane Jacobs n’avait-elle pas pourtant montré dès 1961 que la meilleure des sécurités possibles en ville était l’appropriation des rues par les piétons, plutôt que la clôture, la rue vidée d’humanité, le repli et l’enfermement ? 

Les rues, les places, les cours, les jardins de ces Gated Communities ne sont plus des espaces publics. Ils sont d’ailleurs entretenus par la communauté des résidents, à leur frais, et finalement peu utilisés. Ils ne font pas urbanité.

Loin d’être l’apanage des villes américaines, les Gated Communities se développent dans le monde entier, en France (et dès la deuxième moitié du XIXè siècle) comme en Inde, au Brésil ou en Chine.

Apple Square

en 2016, la vice-PRÉSIDENTE d’apple annonce le DÉPLOIEMENT d’un nouveau concept pour sa future génération d’apple-store : faire de ses boutiques des lieux de rassemblement, des places publiques-PRIVÉES, des aires de rencontre TOURNÉES autour de ses produits phares,
allant pour cela JUSQU’À DÉTRUIRE des symboles (comme un MUSÉE des traditions ABORIGÈNES à melbourne ou la place royale a stockholm).
l’affaire est belle pour les MUNICIPALITÉS : la gestion d’espaces publics d’exception coûte cher et en déléguer la responsabilité à une entreprise comme apple, c’est l’assurance de revenus astronomiques (apple est en effet PROPRIÉTAIRE du terrain) et D’ÉCONOMIES substantielles
las, la population, partout s’y oppose. la crainte première ? que l’accès a ces lieux publics ne soit plus universellement garanti. et on peut douter en effet qu’apple autorise des sans-domicile ou des sans-le-sou dans ces nouveaux temples…

A la reconquête de l’espace public 

Partout, pourtant, surgissent des mouvements de réappropriation de l’espace public. Saisissant les dangers et les pertes territoriales subies par la sphère de l’altérité, de la rencontre et du débat, des collectifs, des individus, s’évertuent à revendiquer la non-propriété de ces lieux et leur retour dans le giron universel.

C’est le cas de mouvements militants, qu’ils cherchent à supprimer l’agression publicitaire ou l’invasion automobile. Des Casseurs de Pub non-violents aux occupations ludiques des places de parking chaque troisième week-end de septembre, des Reclaim the Streets au détournement poétique, nombreuses sont, à travers le monde, les occasions de manifester de manière inventive son envie d’une autre gestion de l’espace public.

Autre mouvement, le retour à une démocratie de rues et de places. De l’action symbolique des porteurs de parole qui, pour une heure ou deux, suscitent le débat avec les badauds, aux mouvements Occupy, Indignés et Nuit Debout, l’espace public redevient le lieu de la civitas grecque, de la citoyenneté, du cri de révolte, de la doléance, et certains printemps, de la Révolution.

Mouvement sans prétentions (parfois) mais hautement symbolique (toujours), le street-art, du muralisme au simple graffiti, nous rappelle que l’espace public est aussi là pour susciter l’émerveillement, la surprise, pour stimuler nos sens, et pour accaparer, en réaction, l’espace en trois dimensions, les pignons aveugles comme le mobilier urbain.

Et puis, nous en avons déjà parlé ici, les lignes de désir, ces mouvements invisibles, qui sont notre manière à nous de revendiquer un usage très personnel et détourné de l’espace pensé, qu’on ne nous volera jamais la possibilité de faire de ce qui nous entoure ce que nous voulons.

Un autre futur est possible

Athènes, 2033.

L’espace public est un bien commun. Plutôt qu’à tous, il n’appartient à personne.Plutôt que par quelques-uns il est gouverné par tous

Par ces quelques mots, l’UNESCO décide de classer l’espace public patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Pour en assurer la sauvegarde, le G11 décide d’en faire un « commun », suivant ainsi les recommandations d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie. La gestion des espaces publics est ainsi déléguée à l’échelle micro-locale et décentralisée par des assemblées démocratiques d’habitants et usagers.

Quelques mois plus tard, l’ONU lui emboîte le pas, dans la nouvelle mouture de la Déclaration Universelle des droits de l’humain. Ainsi, l’article 3 est complété de ces quelques mots : 

L’accès et l’utilisation libre des espaces publics est un droit inaliénable de l’humanité

La publicité et l’automobile sont encore là, mais c’est encore un autre combat…


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