La participation citoyenne dans les projets urbains, un nouvel impératif catégorique
Dans ce qui s’apparente désormais à une crise structurelle de confiance en l’expression démocratique, la mobilisation par les collectivités d’outils d’urbanisme participatif fait figure aujourd’hui de réflexe, sinon d’impératif catégorique, dans la mesure où elle s’impose d’elle-même sans qu’il soit besoin de la justifier. Parce qu’elle s’apparente aussi à un renouveau du discours sur le droit à la ville, la participation serait un désir et une revendication des habitants, qu’ils soient convaincus de son intérêt ou non, qu’ils présupposent ou pas son instrumentalisation à des fins politiques ou de communication.
La participation, dans son acception la plus large, peut être autant politique qu’artistique, prendre place à l’école, ou en entreprise. Néanmoins, seule la participation à la conception de projets urbains ou architecturaux fera l’objet de ce mémoire ; qu’il s’agisse de créer ou de réaménager un espace public, un quartier, un bâtiment, et de réfléchir sur les usages, présents ou futurs, les aménités ou les aménagements, au travers d’outils facilitant l’expression citoyenne.
Par participation citoyenne, il faut donc entendre ici toute forme de prise en compte, voulue ou contrainte, quels que soient le degré et le moment où elle survient, de l’avis des habitants ou usagers, et, plus précisément, dans les démarches d’élaboration et de gestion des projets urbains et environnementaux ; qu’il s’agisse de solliciter leur imagination, jusqu’à leur intervention, encadrée ou non, dans l’espace public. Nous privilégierons le terme de participation, plus neutre, et n’utiliserons les termes de concertation, de co-construction ou encore de consultation qu’en ce qu’ils caractérisent des pratiques spécifiques de participation. Le terme de citoyens sera généralement préféré à celui d’habitants. Si la notion de citoyenneté peut poser problème, celle d’habitant renvoie selon nous à l’idée d’une démocratie du sommeil : l’usager d’un territoire n’y vit pas nécessairement, et réciproquement. Or, c’est bien en priorité par les usages que doivent être abordées les démarches participatives.
Cette série d’articles se consacrera uniquement au cas français – les pratiques de participation citoyenne en Amérique du Nord font l’objet d’une littérature, anglophone comme francophone, assez poussée, mais les spécificités politiques et socio-culturelles limitent la portée et la pertinence de comparaisons.
Un cadre juridique souple mais de plus en plus prononcé
La loi Bouchardeau du 12 juillet 1983 définit pour la première fois ce que doit être une enquête publique. Il s’agit d’une procédure préalable aux opérations susceptibles d’affecter l’environnement, dont les objectifs sont triples : elle informe le public, elle sert à recueillir ses appréciations, et elle doit permettre à l’autorité compétente de disposer de tous les éléments nécessaires à son information. Elle est aussi une aide à la décision.
La participation citoyenne s’inscrit également dans les logiques du développement durable, mis au premier plan par les enjeux climatiques et énergétiques actuels mais qui recouvrent tout autant les dimensions sociale et économique.
La déclaration de Rio des Nations Unies en 1992, qui introduit le concept politique de développement durable, précise en effet que « la meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient » (ONU, 1992).
La Convention d’Aarhus, en 1998, quant à elle, prolongée dans l’article L300-2 du Code de l’Urbanisme, affirme le droit individuel et collectif à l’information en matière d’environnement. En 2004, le Forum Urbain Mondial de Medellin en Colombie, organisé par le programme ONU Habitat incite les états membres à construire des dispositifs permettant d’impliquer le plus grand nombre d’acteurs dans la gestion quotidienne et l’aménagement à long terme des territoires.
La Commission Nationale du Débat Public, instaurée par la loi Barnier de 1995, veille, pour sa part, dans le cas de consultations sur des projets de grande ampleur à ce que les mécanismes de concertation soient correctement mis en œuvre ; totalement indépendante, elle conseille également les maîtres d’ouvrage sur la mise en place de ces processus.
Aucun de ces textes, néanmoins, n’a de force contraignante. Aucun ne propose de formes pratiques à donner à cette exigence de participation. Il faut attendre la Charte de l’Environnement de 2004, insérée l’année suivante en préambule de la Constitution, pour donner un cadre coercitif à la participation – bien qu’elle soit limitée au champ environnemental.
Avant cela, la loi Solidarité et Renouvellement Urbain, dite SRU, du 13 décembre 2000, si elle n’a pas créé de nouveaux instruments de concertation, a généralisé les procédures déjà existantes, en premier lieu les enquêtes publiques, dans le cadre de l’élaboration ou de la révision des documents d’urbanisme. Cette loi, cependant, se limite à énoncer qu’il doit y avoir concertation, qu’il faut en fixer les modalités et l’évaluer : une grande liberté est laissée au maître d’ouvrage sur son organisation et son contenu.
C’est la loi 2012-1460 « relative à la mise en œuvre du principe de participation du public » défini dans la Charte de l’Environnement qui créé un réel cadre juridique à la participation : publicité des projets par voie numérique et éventuellement papier, allongement de la durée de collecte des observations, rédaction et publication d’une synthèse de ces observations, prise en considération des observations, publication des motifs de la décision…
Des injonctions paradoxales
En dehors de l’obligation règlementaire que représentent les phases d’enquête publique et d’information de la population, solliciter l’opinion, l’imagination, parfois le regard critique, des usagers et futurs usagers est devenu incontournable dans les projets urbains, sans qu’on puisse préjuger de la bonne volonté des commanditaires ni du systématisme de la réussite de la démarche.
Permettre, voire encourager, la participation du citoyen, c’est parfois faire le choix de se dessaisir symboliquement d’une partie de son pouvoir d’élu ou de décideur. En effet, en acceptant que la position de représentant du peuple n’arroge pas le droit de décider de tout à sa place, ou du moins, sans le consulter et permettre la contradiction, la participation citoyenne fragilise à certains points de vue la démocratie représentative et l’expertise professionnelle en faveur de la démocratie participative et de l’expertise d’usage.
Pour autant, elle ne représente pas nécessairement un transfert de pouvoir aux habitants, même lorsqu’elle s’impose dans la décision finale. L’existence d’une participation citoyenne légitime souvent à elle seule l’orientation choisie, que cette décision suive ou non les conclusions qui auront émergé de la concertation.
Inclure la participation citoyenne dans un processus urbain c’est aussi y consacrer du temps, et des ressources supplémentaires, qu’elles soient financières ou humaines, difficilement justifiables dans un contexte de rigueur budgétaire. Il faut donc, pour espérer un succès de la démarche, un portage politique fort, continu et visible.
Ultime paradoxe relevé ici, mais non des moindres : l’attente qui entoure les processus de participation citoyenne, provenant majoritairement d’une dynamique descendante, de susciter du spontané. Comment une approche « top-down », provenant d’une collectivité pourrait permettre de créer des dynamiques « bottom-up », activant l’engagement des habitants ?
La recomposition du métier d’urbaniste
Pour l’atelier Approche.s, la multiplication des processus participatifs « semble marquer une évolution dans les pratiques professionnelles, la prise de conscience qu’un échelon manque dans l’écosystème des acteurs de l’urbain. Une sorte de tiers-acteur capable de transition : entre les habitants et les acteurs habituels de l’urbanisme, entre l’immédiateté de leur quotidien et les stratégies ou les projets de long terme ». L’urbaniste, l‘architecte ou le paysagiste deviennent des acteurs inquiétés dans leurs projets et dans leur position, qui ne sont plus les uniques garants de la bonne réponse, de la solution parfaite.
Il apparaît que le métier d’urbaniste a, en conséquence, évolué pour intégrer ces nouvelles démarches de participation, qu’elles interviennent en amont ou en aval des diagnostics, des orientations, des propositions d’aménagement ou de requalification. L’urbaniste, aujourd’hui, devient parfois un passeur, relais de la parole technicienne et politique vers le citoyen, et de l’expertise citoyenne vers le commanditaire ; il est également un traducteur, chargé de concrétiser, sans la trahir, la pensée des parties prenantes, en tenant compte des contraintes propres au langage urbain ; il devient, enfin, un médiateur en charge d’animer et de coordonner les interactions entre ces parties prenantes. Il s’agit, ainsi, de distinguer les situations d’activation de ces nouvelles compétences, en proposant une typologie des méthodes, qui puisse être mobilisée en fonction des buts et du niveau d’engagement citoyen recherchés. L’étude de cas mettra à l’épreuve une méthode liée à la valorisation du savoir-faire des habitants et proposera de la formaliser puis de l’augmenter.
La fabrique urbaine s’est longtemps limitée à une suite linéaire d’interventions des acteurs : maître d’ouvrage, maître d’œuvre, aménageur, investisseur, promoteur, usagers… « Aux élus de prendre les décisions, aux professionnels d’assurer le montage, le suivi et l’évaluation des projets et aux habitants et associations de signaler les dysfonctionnements qu’ils constatent » (CARREL, 2013b). Cette conception apparaît aujourd’hui dépassée et remplacée par un travail synchrone, circulaire et itératif où les compétences s’entremêlent et où les rôles se recomposent (ROLLOT, 2018). Ce contexte est particulièrement propice à la mise en œuvre d’un travail réflexif sur les processus participatifs.
Ce dont nous parlons et d’où nous parlons
Ces articles s’inscrivent dans la droite ligne de la recherche urbaine traitant de l’urbanisme comme un champ de pratiques professionnelles. Nous avons pour notre part souhaité interroger à la fois les pratiques usuelles des urbanistes, des maîtrises d’ouvrage, des collectivités, mais aussi la pertinence des outils mobilisés au regard des sujets et des échelles traités. C’est bien l’aspect méthodologique qui sera le point d’ancrage de ce travail, de la construction à la réactualisation des supports, jusqu’à leur mise en perspective. Passer de la concertation à la co-construction nécessite évidemment de redéfinir ces termes et d’y attacher des méthodes particulières.
La consolidation juridique progressive du concept, l’émergence de nouvelles pratiques, parfois hors-cadre, et l’évidence généralisée du recours à un mode d’élaboration participatif permettent de s’intéresser plus directement à la méthode et aux outils, au « comment » plutôt qu’au « quoi » et au « pourquoi »…
La suite dans mon mémoire téléchargeable ici