Compte-rendu subjectif de la conférence donnée par Luc Gwiazdzinski, géographe, à l’Université du Havre, dans le cadre des conférences du Master Urbanité le 9 janvier 2018
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Il est rare d’assister à des conférences destinées en priorité à un public d’étudiants plutôt que de professionnels ou de citoyens curieux (nous étions néanmoins quelques-uns dans l’assistance). L’exercice est sans doute difficile puisqu’il s’agit tout à la fois de synthétiser ses travaux de recherche, de susciter la curiosité et l’envie d’aller plus loin, et de rendre le tout didactique, intéressant, compréhensible.
Luc Gwiazdzinski, géographe, enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme à l’Université de Grenoble, ancien directeur d’agence d’urbanisme et du Bureau des Temps de Besançon, s’est admirablement prêté à l’exercice en venant parler de son sujet de recherche privilégié (qu’il craindra lui-même en conclusion de participer à saturer) : la nuit.
Drôle d’outil géographique, direz-vous, mais l’intervenant dresse une carte complexe du territoire Nuit, qu’il compare volontiers à l’Ouest lointain : autrefois peu peuplé et assez bien délimité, les frontières de ce territoire reculent sous les coups de butoir des pionniers, comme si nous étions acteurs inconscients d’un western. Pour explorer ce désert, filons la métaphore cinématographique…
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La ville qui redoutait le crépuscule (1976)
La nuit – la vraie, si l’on peut dire, celle des mythes, des poètes, des écrivains et cinéastes, et des rêves et cauchemars – se résume aujourd’hui à un îlot de trois heures, entre 1h30 et 4h30, où commence alors le petit matin chanté par Dutronc. Elle symbolise tout à la fois la peur et la liberté, le moment de tous les possibles, positivement ou négativement. Toutefois, la nuit est en réalité un espace de liberté limitée (on ne peut pas tout faire la nuit) et d’insécurité relative (si la nuit est l’espace de l’interdit et des transgressions, particulièrement chez les jeunes, cela touche principalement les comportements sexuels, festifs ou addictifs – la délinquance n’est pas plus élevée la nuit).
Pour autant, la nuit inclut, pour autant qu’on en ait les codes, autant qu’elle exclut : le droit à la ville la nuit (en termes de mobilité, d’accessibilité, de sécurité…) diffère selon qu’on est un homme ou une femme, un-e jeune ou un-e moins jeune.
La nuit, enfin, est autant un espace de stocks (la grande majorité de la population reste chez elle, et dort, le plus souvent) que de flux : les cartes de nuit montrent un changement de centralités par rapport au jour mais aussi au sein de la nuit même. De plus, les nuits d’une ville sont parfois occupés par des résidents d’une autre ville (qu’ils y viennent pour travailler ou pour faire la fête) : apparaît alors la question de la démocratie situationnelle. Peut-on se contenter de fabriquer la ville avec ceux qui y dorment, ou doit-on y inclure, en offrant pourquoi pas une citoyenneté temporaire, ceux qui y travaillent, ceux qui viennent s’y cultiver ou se distraire, de jour comme de nuit ? Biologiquement, travailler la nuit, ou faire une nuit blanche, n’est pas anodin en termes de santé
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La citadelle assiégée (2006)
La nuit est désormais un espace « sous pression », colonisé par le jour, la sphère économique et le temps continu, au même titre que le dimanche ou les pauses méridiennes : la nuit devient évènementielle (Nuit des musées, Nuit Blanche, Nuit de la lecture…), politique (Nuit Debout), commerçante (Marchés nocturnes, La Nuit des Soldes, ouverture nocturne pour la sortie de livres ou de gadgets, moyennes et grandes surfaces allongeant leur amplitude horaire), patrimonialisée (éclairage scénographique d’éléments architecturaux, sons et lumières…). La lumière, sécuritaire, est devenue lumière d’agrément, omniprésente dans les cœurs historiques, allant jusqu’à dérégler la faune et la flore. Le travail de nuit se banalise, avec toutes ses conséquences néfastes pour l’individu (baisse de l’espérance de vie).
La tendance est donc à l’effacement de la nuit, à sa dissolution dans le jour. Mais le territoire Nuit ne s’est pas adapté à ces nouvelles activités, l’offre urbaine est restée « statique et rigide ». L’urbanisme nocturne reste un impensé : quid de la mobilité la nuit ? de l’éclairage public ? du droit à la verdure ? du service public ?
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Mes nuits sont plus belles que vos jours (1989)
Comment, dès lors, résoudre en partie, ce problème ? Luc Gwiazdzinski offre alors des pistes de réflexion mais (heureusement) pas de réponses clés en main : il y a de toute façon des nuits, chacune différente, plus qu’une nuit universelle. Parmi ces pistes pour penser une ville pour toutes les temporalités :
- Créer des citadelles de temps continu, par exemple autour des gares, qui pourrait devenir l’étendard de la ville 24h/24
- Trouver une identité plurielle, modulable et temporaire des espaces : Luc Gwiazdzinski donne l’exemple de gigantesques immeubles de bureaux qui restent vides entre 18h et 9h et qui pourraient être dédiés à autre chose si l’aménagement y était anticipé(l’accueil d’associations, le logement de sans-abris, sont quelque-unes des idées qui viennent en tête – lire par exemple Elisabeth Pelegrin-Genel)
- respecter la chronobiologie des espaces et des gens : tester, expérimenter sans cesse pour apaiser ou résoudre les conflits d’usages. Parmi ses quelques suggestions : l’ouverture nocturne des parcs (en test à Paris), supprimer ou aménager les horaires de fermeture des bars afin de laisser la nuit s’épuiser plutôt que de provoquer des attroupements nécessairement bruyants au moment des fermetures)
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La nuit nous appartient (2007)
Que retirer de cette conférence très dense ? Pour ma part, j’en retiens surtout cette phrase : « Tout le monde a quelque chose à dire sur la nuit ». C’est pourquoi, au Havre, comme ailleurs, il nous faut organiser des Grenelles de la Nuit ! Ensemble, résidents et citoyens temporaires, décider de jusqu’où ne pas aller : quels services offrir, quel urbanisme repenser, quelle mobilité proposer…et quelles limites fixer.
La nuit est la « compétence de tout le monde et de personne », et sans débat, sans concertation, l’arbitrage se fera toujours sur le dos du plus faible.
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