Quoi de plus banal qu’une photo d’un utilisateur de smartphone, marchant dans l’espace public, les yeux rivés sur l’écran, consultant probablement ses réseaux sociaux ou répondant à un message personnel ?
Est-il à un endroit couvert par du wifi territorial ou avec une bonne couverture réseau 4G ? Est-ce un message urgent ? Utilise-t-il une application de géolocalisation pour se repérer dans la ville ?
A dire vrai, ici, peu importe. Cette image en dit beaucoup à elle seule sur l’usage de l’espace que le numérique a introduit dans nos vies, et particulièrement sur notre capacité et nos manières de le vivre et de l’éprouver.
Hypothèse 1
Ici, en effet, « l’homme qui marche » est caractéristique d’un rapport au temps et à l’espace urbain de plus en plus développé, mais qui ne se dévoile pas au premier regard. Nombreux sont ceux qui, comme lui, marchent un smartphone à la main, comme un attribut rassurant, une médiation entre leur corps et l’espace public. On constate ainsi que la plupart de ces « homo numericus » a pour premier réflexe, en sortant de la sphère privée (université, bureaux, commerces, sorties de bouche de métro) et en s’engageant dans l’espace public, de sortir son smartphone et de consulter qui ses messages, qui ses réseaux sociaux, qui ses appels manqués. Tout se passe comme si ce toucher pouvait être une forme de protection avec l’extérieur, mais peut-être n’est-il pas autant signifiant, et n’est-il que factuel.
A l’inverse, les surfaces tactiles, informatives, connectées, présentes dans l’espace urbain, représentent des interfaces nouvelles de médiation entre l’individu et l’espace, et entre l’individu et les autres.
Hypothèse 2
Symétriquement, l’usage du smartphone se manifeste aussi beaucoup lors d’arrêts « contraints » dans l’espace public : à un feu rouge, dans une file d’attente. Il est également lié aux moments de pause « choisis », pause déjeuner, station assise sur un banc, un muret, une volée de marches, un porche d’immeuble, introduisant un rapport à l’espace parfois détourné (« l’homo numericus » cherchant un endroit quelconque pour s’asseoir ou s’appuyer pourvu que cela soit un minimum confortable et lui permette d’accomplir son besoin ou son envie de consulter son smartphone).
Tout se passe comme si l’espace urbain était parsemé d’éléments propices à la création de zones de conversation, répliques sans frontières des regrettées cabines téléphoniques publiques.
Alors que le smartphone permet de s’affranchir des contraintes spatiales d’une communication filaire, il semble néanmoins que se recrée le besoin, toutes choses égales par ailleurs, un espace borné et réduit, fixe et dédié à la communication, à l’abri des flux et des tiers.
Hypothèse 3
A un niveau plus avancé, et l’homme qui marche en est l’incarnation, le smartphone introduit un ralentissement des déplacements, presque une dérive urbaine situationniste. A l’opposé des mouvements d’accélération généralisée de nos sociétés hypermodernes dont parle Hartmut Rosa, l’usage du numérique, et particulièrement du smartphone, dans l’espace public, et en marchant, induit autant une déconnexion physique et progressive du territoire « réel » (le risque de collision avec autrui ou avec du mobilier urbain est multiplié par la vigilance atténuée, l’usage du smartphone empêche la surprise et la divagation du regard, la rencontre fortuite avec l’autrui physiquement présent…) ; mais il signe aussi un usage détourné et différencié des lieux et un « ralentissement » symbolique du temps. Il faut en effet plus de prudence et de temps pour traverser une ville le nez sur son téléphone qu’il n’en faut lorsqu’on file à toute vitesse, les yeux perdus vers l’horizon du prochain carrefour ou dans les couloirs de métro.
« L’homme qui marche » sur ce pont à Rouen me semble incarner particulièrement cette dualité entre une absence physique au monde et un rapport au territoire plus apaisé et plus lent. Tout se passe comme si le numérique était autant un outil de déconnexion à l’individu « à-côté » que de connexion à l’espace.